Introduction à la taxation des travailleurs frontaliers
Les conventions de lutte contre les doubles impositions (CDI) prévoient généralement la taxation des salaires et autres rémunérations analogues des travailleurs au lieu de l’exercice de l’activité lucrative. Des règles spécifiques sont applicables (imposition au lieu de résidence) aux travailleurs détachés qui séjournent moins de 183 jours par année dans l’état du travail, sont rémunérés par un employeur qui n’est pas résident de cet état et dont la charge des rémunérations n’est pas supportée par un établissement stable ou une base fixe que l’employeur a dans celui-ci.
La CDI du 9 mars 1976 conclue entre la Suisse et l’Italie ne fait pas exception et prévoit les mêmes dispositions (article 15). Toutefois, l’Italie impose en sus ses résidents lorsqu’ils exercent une activité lucrative à l’étranger, mais accorde un crédit d’impôt sur les montants payés à l’état du travail. Dans le sens inverse, la Suisse octroie une exonération totale sur les impôts payés en Italie par des travailleurs résidant en Suisse. Les salaires versés en Italie sont néanmoins pris en considération pour la détermination du taux d’imposition en Suisse s’agissant des autres revenus du contribuable.
En revanche, le Modèle de Convention fiscale de l’OCDE, sur lequel se fonde la quasi-totalité des CDI négociées dans le monde, ne prévoit aucune disposition spécifique sur l’imposition des travailleurs frontaliers. Comme l’expose le Commentaire OCDE (n.10 ad. art. 15), « il est préférable que les problèmes résultant de conditions locales soient résolus directement par les états intéressés. » Il appartient ainsi à chaque état de régler spécifiquement au niveau local dans les CDI ou autres accords ad hoc les règles de partage de l’imposition des frontaliers, en fonction des flux migratoires (souvent déséquilibrés) et des circonstances économiques.
A cet égard, trois solutions sont envisageables pour l’imposition des frontaliers : 1) la taxation au lieu de résidence où le travailleur conserve l’ensemble de ses liens personnels, 2) l’imposition au lieu de travail où se trouve l’employeur ou 3) un partage du droit de taxer (voire une répartition des recettes fiscales) entre les deux états concernés. Chaque pays négocie ainsi avec ses voisins le régime qui lui convient le mieux.
On relèvera encore que la notion de frontalier n’est souvent pas définie par les CDI et autres textes. La doctrine et la pratique considèrent toutefois comme « frontaliers » les personnes qui vivent près de la frontière d’un état et qui la franchissent en principe tous les jours ou à tout le moins régulièrement (au moins une fois par semaine, « frontaliers semainiers »), pour y exercer une activité lucrative dans l’état voisin.
La Suisse, qui partage ses frontières avec cinq états (Allemagne, France, Autriche, Italie et Liechtenstein) a conclu des accords avec chacun d’eux. Dans le cadre de cet article nous concentrerons notre analyse sur l’imposition des frontaliers italiens venant en Suisse pour y travailler et en particulier sur le nouvel accord signé entre les deux pays le 23 décembre 2020. Il sied de souligner qu’environ 65’000 frontaliers italiens traversent la frontière chaque jour afin de travailler dans les cantons du Valais, du Tessin et des Grisons.
L’imposition des frontaliers italiens selon le régime actuel
L’article 15 § 4 de la CDI Suisse-Italie renvoie à un accord du 3 octobre 1974 relatif à l’imposition des travailleurs frontaliers, dont les articles 1 à 5 font partie intégrante de la Convention. Celui-ci prévoit comme principe le droit d’imposition des frontaliers sur leurs rémunérations en faveur exclusivement de l’état dans lequel l’emploi y est exercé.
Ainsi, les frontaliers italiens travaillant chez nous sont exclusivement imposés à la source en Suisse sur les revenus de leur activité lucrative. Aucune taxation n’a lieu en Italie sur les salaires.
En contrepartie toutefois, afin de compenser les frais liés aux frontaliers vivant sur leur territoire et financer les infrastructures publiques, les cantons du Valais, du Tessin et des Grisons reversent une partie des recettes fiscales bruts fédérales, cantonales et communales (actuellement 38.8%) aux communes italiennes limitrophes (via l’état central), dans lesquelles un nombre approprié de frontaliers résident. Cela représente environ un peu moins de CHF 100M par année.
Un barème spécial d’imposition à la source est prévu pour les frontaliers travaillant dans l’un de ces cantons, vivant dans l’une des communes limitrophes et dont le conjoint ne travaille pas en Suisse (barème F). Dans tous les autres cas, les barèmes ordinaires (A, B, C, D, E ou H) sont applicables en fonction de la situation personnelle du contribuable.
Ce régime fiscal est ainsi particulièrement avantageux pour les frontaliers dans la mesure où l’imposition à la source en Suisse est généralement plus favorable qu’en Italie, surtout s’agissant des hauts revenus. En effet, la tranche de revenus supérieure à EUR 75’000 est taxée à hauteur de 43% en Italie. Par ailleurs, les frontaliers n’ont pas besoin de déclarer leurs revenus suisses en Italie.
A noter toutefois que ni la CDI ni l’accord de 1974 ne contient une définition de la notion de « frontaliers ». Les autorités italiennes considèrent néanmoins comme tels, les individus qui résident dans une commune italienne dont le territoire se situe en partie ou en totalité dans une bande de 20 kilomètres de la frontière avec l’un des cantons du Tessin, des Grisons ou du Valais, étant précisé qu’il n’est pas nécessaire de travailler dans un canton adjacent à la commune de résidence. La liste actuelle des communes concernées est disponible ici.
Il ressort de ce qui précède que les frontaliers vivant au-delà de cette bande de 20km ne sont pas soumis à l’accord de 1974 mais à l’article 15 § 1 de la CDI Suisse-Italie. Comme décrit dans l’introduction, ils sont ainsi non seulement imposés sur les revenus de leur travail à la source en Suisse mais également en Italie. La double imposition est éliminée par le mécanisme du crédit d’impôt accordé par les autorités italiennes à concurrence des impôts payés en Suisse. Une franchise d’EUR 7’500 est également accordée sur ces revenus (articles 1 § 175 de la Legge n 147/13 et 1 § 690 de la Legge n 190/14). Ces « frontaliers » doivent ainsi déclarer leurs revenus suisses en Italie, sous déduction des cotisations sociales et assurances payées chez nous.
Il ressort de qui précède que le lieu de résidence des frontaliers italiens est primordial afin de déterminer le régime de taxation.
Les nouvelles dispositions de l’accord
Le 23 décembre 2020, après de longues années de discussions, la Suisse et l’Italie ont signé à Rome un nouvel accord relatif à l’imposition des travailleurs frontaliers ainsi qu’un protocole de modification de la CDI. Cet accord concerne toutefois uniquement pour la Suisse les cantons du Tessin, du Valais et des Grisons et pour l’Italie, les régions de la Lombardie, du Piémont, la Vallée d’Aoste et la province autonome de Bolzano.
A noter que l’accord doit encore être approuvé par les parlements suisses et italiens. Nous ignorons à ce stade à quelle date, il entrera en vigueur. Toutefois, dans la mesure où la procédure parlementaire suisse devrait durer environ deux ans, on ne peut espérer une entrée en force du texte avant le 1er janvier 2023 au plus tôt, vraisemblablement plutôt en 2024.
D’après le nouveau texte, la Suisse continuera d’imposer les frontaliers italiens mais à hauteur de 80% de la quote-part de l’impôt à la source uniquement (au lieu des 100% actuels). En revanche, le fisc italien taxera la totalité des revenus réalisés en Suisse et accordera un crédit d’impôt au frontalier italien. En d’autres termes, il n’y aura plus de différence d’imposition selon que la personne travaille en Suisse ou en Italie. Les frontaliers seront ainsi plus lourdement taxés qu’à l’heure actuelle.
Il sied de préciser que cet accord prévoit la réciprocité. Dès lors, la Suisse pourra imposer en plein les frontaliers suisses travaillant en Italie, sous déduction d’un crédit d’impôt sur les montants payés en Italie (80% de l’impôt italien). Seul le mode de l’imposition à la source dans l’état du travail sera autorisé, étant précisé que l’article 99a LIFD prévoyant la possibilité de demander en Suisse une taxation ordinaire ultérieure ne sera pas ouverte pour les frontaliers soumis à cet accord (statut de quasi-résident).
Attention toutefois, ce régime ne s’appliquera qu’aux « nouveaux travailleurs frontaliers », lors de l’entrée en vigueur de l’accord. Ainsi, les personnes qui sont déjà frontalières à cette date ou qui ont été soumises à ce régime entre le 31 décembre 2018 et celle-ci resteront assujetties à l’ancien régime (« travailleurs frontaliers actuels »), sous réserve d’abus. Les cantons concernés reverseront à l’Italie jusqu’à fin 2033 40% des recettes fiscales issues de l’impôt à la source. Par la suite, soit dès 2034, ils conserveront l’entier des montants générés.
Par ailleurs, la Suisse et l’Italie ont maintenant défini avec précision la notion de travailleur frontalier. Alors que, comme nous l’avons vu l’accord de 1974 ne contient aucune définition formelle de ce terme et que les autorités se basaient sur la pratique, le nouveau texte prévoit que doit être considéré comme « travailleurs frontaliers », les personnes qui résident dans une commune située totalement ou partiellement dans un rayon de 20km autour de la frontière et qui retournent en principe chaque jour dans leur commune de résidence. Cette définition s’appliquera tant aux « nouveaux » frontaliers que ceux « actuels » et reprend l’interprétation italienne suivie jusqu’alors. La pratique dira si les travailleurs frontaliers semainiers, à savoir ceux qui rentrent à leur domicile en Italie en fin de semaine uniquement, seront aussi concernés par cet accord. Des procédures de consultations entre les deux pays sont prévues à ce sujet. Toutefois, d’après les textes légaux négociés en l’état, les travailleurs frontaliers seront autorisés à demeurer sur le territoire de l’état du travail un maximum de 45 jours par année civile, y compris les jours fériés.
Comme relevé dans le chapitre précédent, les travailleurs frontaliers italiens qui ne rempliraient pas les conditions susmentionnées (par exemple qui résideraient à Milan) resteront pleinement assujettis à la source en Suisse et en Italie conformément à l’article 15 CDI Suisse-Italie présenté ci-dessus.
Afin de s’assurer que les revenus seront bien déclarés en Italie, un échange électronique de renseignements interviendra chaque année avec la Suisse et réciproquement (article 7).
Enfin, on relèvera qu’une clause de l’accord prévoit des consultations et des adaptations périodiques éventuelles en cas de télétravail. Compte tenu des difficultés rencontrées par les frontaliers en cette période de coronavirus, l’insertion d’une telle disposition doit être saluée.
Notre cabinet d’avocats, spécialisé en matière d’immigration et de fiscalité internationale depuis plus de 15 ans, se tient à votre disposition pour toute question. Nous vous invitons également à consulter notre article général sur la taxation des frontaliers et des travailleurs de courte durée en Suisse.