Droit maritime – La livraison sans connaissement

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Par Lorenzo CROCE, avocat au Barreau de Genève, LL.M.

INTRODUCTION

Nées de la pratique, les règles sur le transport maritime sont aujourd’hui profondément ancrées dans les textes. L’une d’elles, fondamentale, exige que le transporteur ne livre la marchandise au destinataire que sur présentation du connaissement.

 

Il y a toutefois, comme souvent, un important décalage entre la théorie et la pratique.

 

En effet, avec l’augmentation de la vitesse des transports, il arrive fréquemment que la marchandise arrive à destination avant le connaissement. Le transporteur se trouve alors face au dilemme suivant : attendre l’arrivée du document ou livrer la marchandise en violation du contrat.

 

En réponse à ce problème, la pratique a imaginé diverses solutions.

 

La présente contribution vise à dresser un bref inventaire de celles-ci. Après avoir rappelé le principe de présentation (I), nous analyserons d’un point de vue critique, l’institution de lettre de garantie au déchargement (II), de la lettre de transport maritime et du connaissement électronique (III).

 

I) LE CONNAISSEMENT : CARACTERISTIQUES ET REGLE DE PRESENTATION

Le connaissement (bill of lading) est un document propre au commerce de marchandises par mer. S’il est aujourd’hui la pierre angulaire du transport maritime, il est l’aboutissement d’une longue évolution historique. En effet, depuis son apparition aux 15ème et 16ème siècles, les caractéristiques du connaissement n’ont cessé de se développer. Initialement, ce document constituait un reçu des marchandises par le capitaine permettant aux marchands de ne plus se déplacer eux-mêmes avec la cargaison. Puis, au 18ème siècle, le connaissement s’est vu attribuer sa qualité de document négociable lui conférant sa fonction de titre représentatif des marchandises. C’est enfin au 19ème siècle, avec l’avènement des premières lignes régulières maritimes, que la fonction de preuve du contrat de transport lui a été pleinement reconnue.[1]

 

Aujourd’hui, le connaissement peut être défini comme « un document faisant preuve d’un contrat de transport par mer et constatant la prise en charge ou la mise à bord des marchandises par le transporteur ainsi que l’engagement de celui-ci de délivrer les marchandises contre remise de ce document. Cet engagement résulte d’une mention dans le document stipulant que les marchandises doivent être délivrées à l’ordre d’une personne dénommée ou à ordre ou au porteur » (article 1 § 7 Règles de Hambourg).

 

Il ressort de cette définition que le connaissement possède les trois caractéristiques suivantes :

 

Tout d’abord, il est un reçu des marchandises. La délivrance du connaissement établit une preuve que le transporteur a reçu les marchandises et que la cargaison est conforme à ce qu’il décrit[2].

 

Ensuite, bien que généralement signé uniquement par le transporteur, le connaissement est une preuve du contenu du contrat de transport. Il établit les conditions du contrat ainsi que les obligations respectives des parties[3].

 

Enfin, le connaissement est un titre représentatif de la marchandise. Il s’agit là de sa caractéristique la plus essentielle mais aussi la plus complexe[4].

 

Affirmée dès 1787 par la jurisprudence anglaise (arrêt Lickbarrow v. Mason), cette fonction fait que connaissement et marchandise ne font qu’un. Comme le résume Lord Justice Bowen, le connaissement est « […] a key which in the hands of a rightful owner is intended to unlock the door of the warehouse, floating or fixed, in which the goods may chance to be. »[5]

 

En clair, le connaissement est considéré comme un symbole des marchandises et sa transmission entraîne la transmission des droits sur la cargaison, si telle est l’intention des parties. Ainsi, il constitue un titre de propriété des biens et sa possession est équivalente à la possession de la marchandise.[6]

 

En outre, de par son caractère de titre endossable, le connaissement peut être négocié dans le cadre d’une transaction commerciale ou bancaire, par exemple lors de l’émission d’un crédit documentaire[7].

 

Cette troisième fonction a pour corollaire que le titulaire légitime du connaissement est en droit d’exiger du transporteur, à son arrivée au port de destination, la livraison de la marchandise, et ce, indépendamment de toute justification concernant la propriété de la cargaison[8]. Du point de vue du transporteur, il ne doit livrer la marchandise qu’au titulaire du connaissement qui lui présente un exemplaire original de celui-ci (principe de présentation). Il s’agit là d’une obligation du transporteur. Ce dernier n’a pas à se préoccuper de la propriété des marchandises. S’il délivre la marchandise sans exiger la présentation du titre, il commet une violation du contrat de transport.[9]

 

*****

 

Ce principe de présentation est aujourd’hui affirmé dans la plupart des textes internationaux. Ainsi, l’article 1 § 7 des Règles de Hambourg qui définit le connaissement, précise que le transporteur s’engage à délivrer les marchandises contre remise du connaissement. De même, l’article 47 des Règles de Rotterdam indique qu’en cas d’émission d’un document de transport négociable (la Convention se réfère ici implicitement au connaissement), le porteur du document est en droit de réclamer du transporteur la livraison de la marchandise au lieu de destination contre remise du document de transport négociable et à condition qu’il s’identifie dûment. Le transporteur refuse de livrer la marchandise si ces exigences ne sont pas remplies.

 

Dans les pays de Common Law, la règle de présentation a été affirmée au 19ème siècle déjà, se fondant notamment sur la théorie du « bailment » et de la « constructive possession »[10]. Ainsi, dans un arrêt anglais de 1889, Sir Butt J. affirmait « […] A shipowner is not entitled to deliver goods to the consignee without the production of the bill of lading. I hold that the shipowner must take the consequences of having delivered these goods to the consignee without the production of either of the two parts of which the bill of lading consisted. »[11]

 

Avec l’adoption du Carriage of Goods by Sea Act de 1992, le principe de présentation est désormais codifié dans la loi anglaise. En effet, d’après l’article 2 « […] a person who becomes the lawful holder of a bill of lading […] shall (by virtue of becoming the holder of the bill or, as the case may be, the person to whom delivery is to be made) have transferred to and vested in him all rights of suit under the contract of carriage as if he had been a party to that contract ». La doctrine, se fondant sur cette disposition, estime que dans la mesure où le destinataire peut actionner le transporteur afin de faire valoir ses droits sur la base du contrat de transport, il dispose, en tant que condition préalable à cet exercice, le droit d’exiger la livraison de la marchandise[12]. A noter que Singapour a opté cette même approche dans le Bills of Lading Act de 1994.

 

S’agissant des pays de Civil Law, on notera que la règle de présentation est également largement reprise dans la législation interne. Ainsi, l’article 116 al. 2 de la Loi fédérale sur la navigation maritime sous pavillon suisse ainsi que les articles 49 et 50 du Décret français (n°66-1078) du 31 décembre 1966 sur les contrats d’affrètement et de transport maritimes prévoient que la marchandise ne peut être délivrée que sur remise d’un connaissement original.

 

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Une question largement débattue en doctrine, a été celle de savoir si un connaissement nominatif (connaissement émis au nom d’une personne dénommée) restait soumis à la règle de présentation ou si au contraire on pouvait le considérer, vu son absence de caractère transmissible et négociable, comme un document ne nécessitant pas d’être présenté au transporteur lors de la livraison[13]. La jurisprudence, non sans quelques hésitations, a tranché en faveur de la première hypothèse. Dans un arrêt de principe, la Chambre des Lords anglaise a jugé qu’un « straight bill of lading » était bel et bien un véritable connaissement soumis au principe de présentation[14]. Singapour avait également adopté cette approche en 2002 déjà statuant que « once [the shipowner] issues a bill of lading…, whether it is an order bill or a straight bill, he must not deliver the cargo except against its production. The contrary view had much less support and most of it was recent and cursory »[15]A noter que cette position est aussi suivie par d’autres juridictions et notamment par les tribunaux de Hong-Kong[16], d’Australie[17] et de France[18]. Seuls les Etats-Unis semblent faire exception mais uniquement dans l’hypothèse où le connaissement ne contient aucune clause de présentation expresse (surrender clause), ce qui est rare en pratique[19].

 

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S’agissant des exceptions à la règle de présentation, elles sont principalement au nombre de trois : tout d’abord les parties ont la faculté de convenir contractuellement que la livraison se fera sans présentation du connaissement[20]. Les parties peuvent également décider que si le connaissement n’est pas disponible au moment de la livraison, le destinataire se légitimera au moyen d’autres documents fournis par le chargeur ou que ce dernier lui paiera une indemnité permettant d’obtenir la livraison des biens (GAFTA 100)[21].

 

Ensuite, il apparaît légitime que le destinataire de la marchandise qui a égaré le connaissement puisse revendiquer en justice la livraison de la cargaison[22].

 

Enfin, la loi du lieu de déchargement ou la coutume du port autorise parfois la livraison sans connaissement[23]. Cette dernière est toutefois soumise à des conditions restrictives. Ainsi, elle doit être « raisonnable, certaine, en conformité avec le contrat, universellement reconnue et non contraire à la loi. »[24]

 

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Nous l’avons vu, le principe de présentation du connaissement lors de la livraison des marchandises est affirmé avec force tant par les textes nationaux qu’internationaux ainsi que par la jurisprudence. Un transporteur qui accepte de livrer la marchandise sans connaissement commet une violation du contrat de transport et risque devoir payer des dommages-intérêts au porteur légitime du titre (voir par exemple les articles 5 § 1 Règles de Hambourg et 116 al. 4 LNM suisse). En droit anglo-saxon, le transporteur sera responsable non seulement sur le plan contractuel mais également délictuel (tort of conversion)[25]. La responsabilité du transporteur sera d’autant plus lourde à supporter que les P&I Clubs excluent généralement ce type de risques dans leur couverture[26]. Le transporteur pourra toutefois en principe s’exonérer de responsabilité pour livraison sans connaissement en insérant une clause spécifique dans le contrat de transport[27]. Une clause générale d’exclusion de responsabilité pour « misdelivery » ne suffit en revanche pas en Common Law[28].

 

On relèvera encore que si le transporteur livre la marchandise contre un connaissement falsifié, ce dernier est considéré comme nul et la livraison est également réputée avoir été faite sans connaissement[29]. Dans les pays de Common Law, le transporteur reste responsable en toute hypothèse de la livraison faite sous faux connaissement. D’après les juges anglais le transporteur est en effet censé reconnaître ses propres connaissements et faire en sorte que ceux-ci ne soient pas aisément falsifiables[30]. Les tribunaux français semblent toutefois être plus souples en la matière affirmant que si le faux connaissement est quasi identique à l’original et que la différence est minime, le transporteur peut être dégagé de toute responsabilité[31].

 

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En pratique, il arrive que la marchandise arrive à destination avant le connaissement. Cette situation fréquente s’explique par le fait que généralement, malgré les progrès des transports postaux, le connaissement ne voyage pas aussi vite que la marchandise surtout lors de trajets sur de courtes distances. Aussi, le crédit documentaire qui est à la base du connaissement requiert souvent du temps de la part des établissements bancaires.[32]

 

Le transporteur est souvent malgré tout obligé de livrer la marchandise, soit en raison de la pression commerciale du destinataire, soit parce que la marchandise est périssable, ou bien encore parce que les frais de stationnement ou les terre-pleins du port sont complets, la marchandise devant dans ce dernier cas rester à bord, bloquant ainsi le navire pendant une durée plus ou moins longue[33].

 

Ainsi, le transporteur se retrouve dans une position délicate. S’il livre, il s’expose à l’action du détenteur légitime du connaissement. Pour pallier à ce type de situation, la pratique a développé divers mécanismes, notamment celui de la lettre de garantie au déchargement.

 

II) LA LETTRE DE GARANTIE AU DECHARGEMENT : UN PALIATIF A LA LIVRAISON SANS CONNAISSEMENT

Nous avons vu qu’il arrive fréquemment en pratique que le destinataire ne soit pas en possession du connaissement au moment de la livraison des marchandises. Dans le but d’éviter un blocage de la cargaison, le transporteur va souvent accepter – mais n’est pas obligé[34] – de remettre les biens à celui-ci contre la remise d’une lettre de garantie.[35]

 

Par la remise de cette lettre, le transporteur viole toutefois le contrat de transport. Ce comportement, contraire au droit, est néanmoins unanimement accepté dans la pratique. Plus encore, la validité de la lettre de garantie est reconnue tant par les tribunaux[36] que la doctrine.[37] Même les P&I Clubs fournissent à leurs membres des modèles de lettres de garanties à utiliser en cas de livraison sans connaissement[38].

 

La lettre de garantie constitue un engagement indépendant du contrat de transport[39]. Le signataire s’engage, généralement de façon irrévocable et à première demande, à indemniser le transporteur de toutes les conséquences de la livraison sans connaissement[40]. La nature de cette obligation est très large puisque elle couvre non seulement le remboursement de la valeur des marchandises mais également les éventuels dommages subis par le véritable titulaire du connaissement. En règle générale, le montant et la durée d’une lettre de garantie sont illimités[41].

 

A côté de cet engagement, le réceptionnaire de la marchandise s’oblige également de remettre au transporteur le connaissement dans les plus brefs délais[42]. En effet, malgré la lettre de garantie les obligations du transporteur demeurent intactes.[43]

 

En règle générale la lettre de garantie sera contresignée par une banque qui se portera caution du signataire. La responsabilité solidaire de la banque au côté du signataire ou l’engagement subsidiaire de celle-ci dépendra des circonstances ainsi que du contenu du contrat.[44]

 

Il ressort de ce qui précède que l’engagement du signataire est extrêmement lourd, surtout si le signataire n’est pas le réceptionnaire des marchandises mais uniquement son agent (par exemple le transitaire). En effet, dans cette hypothèse il ne dispose souvent plus de la possession de la marchandise et, malgré son droit de recours contre le destinataire des marchandises, rien ne lui garantit que son action sera couronnée de succès en particulier si ce dernier est insolvable. Il convient donc d’être très vigilant lors de la rédaction d’une lettre de garantie.[45]

 

La lettre de garantie reste en outre une institution dangereuse puisqu’elle dépend de la solidité financière du signataire. Elle est aussi coûteuse pour ce dernier dans la mesure où elle requiert un blocage substantiel de fonds pendant une durée indéterminée.[46]

 

III) LES AUTRES SUBSTITUTS DU CONNAISSEMENT A LA LIVRAISON

 

A)       La lettre de transport maritime

On l’a vu, la lettre de garantie au déchargement permet de palier dans une certaine mesure au problème de la livraison sans connaissement. Cette institution, développée par la pratique, demeure toutefois critiquable dans la mesure où elle est aléatoire et contraire au droit[47]. Lorsque la fonction de titre représentatif des marchandises n’est pas essentielle aux ayants droit de la cargaison, les parties ont la possibilité de se tourner vers un autre type de document de transport, la lettre de transport maritime (sea waybill)[48].

 

De création récente (1977), la lettre de transport maritime constitue une alternative intéressante au connaissement. Si par sa forme elle lui est similaire, elle n’en est pas moins différente s’agissant de ses fonctions. Certes, elle possède deux des caractéristiques dévolues au connaissement – un reçu des marchandises et une preuve du contrat de transport – mais elle n’est pas un titre représentatif de la marchandise et n’est pas un document négociable.[49]

 

Comme pour le connaissement, il appartient au transporteur d’émettre le document qui comporte en règle générale les mêmes énonciations. Le nom du destinataire ainsi que celui du chargeur doivent toutefois être expressément mentionnés. A l’arrivée, il suffira pour le destinataire, afin d’obtenir la livraison des marchandises, de justifier son identité sans avoir l’obligation de présenter le document. Ainsi, de par son caractère non négociable, la lettre de transport maritime permet efficacement de remédier au problème des livraisons sans connaissement. Le réceptionnaire des marchandises n’a plus à supporter le formalisme inhérent à l’emploi du connaissement.[50]

 

A noter qu’aujourd’hui la lettre de transport maritime fait l’objet de règles uniformes adoptées par le Comité Maritime International[51].

 

En règle générale, la lettre de transport maritime sera surtout utilisée dans des situations où l’émission d’un connaissement n’est pas nécessaire par exemple dans des opérations où il n’y a pas de vente accompagnant le contrat de transport (déménagement d’effets personnels, expédition entre deux sociétés d’un même groupe, etc.) ou lorsque vendeur et acheteur se connaissent suffisamment pour renoncer à l’émission d’un titre négociable.[52]

 

En revanche, bien que la lettre de transport maritime puisse être utilisable dans le cadre de l’émission d’un crédit documentaire, elle ne permet pas d’obtenir de la banque d’être créancier gagiste sur la marchandise[53].

 

Ainsi, si la lettre de transport maritime est une alternative au connaissement, elle ne saurait toutefois complètement le remplacer. La lettre de transport maritime permet certes d’éviter la lourdeur et la complexité du connaissement mais reste inadaptée lorsque la marchandise doit faire l’objet de transaction au cours du transport. La lettre de transport maritime doit donc coexister avec le connaissement et non le remplacer.[54]

 

On relèvera enfin que la lettre de transport maritime existe aussi sous forme électronique permettant ainsi d’éviter les retards liés à la poste. On parle alors de Data Freight Receipt (DFR), très répandu en pratique aujourd’hui.[55]

 

B)     Le connaissement électronique

Depuis ces dernières décennies les acteurs du transport maritime cherchent de reproduire électroniquement les fonctions des connaissements traditionnels sur papier. Les objectifs de cette initiative sont clairement de palier au problème de la livraison des marchandises sans titre, de limiter les coûts liés à l’utilisation du papier et de limiter les risques de fraudes résultant des connaissements matériels.[56]

 

Si le fait de dématérialiser un connaissement ne pose en principe pas de problème juridique en ce qui concerne les deux premières fonctions de ce dernier – reçu des marchandises et preuve de la conclusion d’un contrat de transport – il n’en est pas de même s’agissant de sa fonction de titre représentatif des marchandises[57]. En effet, peut-on conférer au connaissement électronique la qualité de titre négociable ? En l’état actuel de la législation des Etats, force est de répondre par la négative. En effet, beaucoup de systèmes juridiques attachent les droits de propriété des marchandises à la possession d’un document papier. Seule une modification législative peut donc permettre de conférer à un connaissement électronique la valeur de titre.[58]

 

Certes, la Loi type de la CNUDCI sur le commerce électronique de 1996 consacre aux articles 16 et 17 l’équivalence fonctionnelle des documents de transport entre la forme papier et celle électroniques et offre aux Etats la possibilité d’harmoniser leur législation en matière de transfert de documents électroniques[59]. Toutefois, ces dispositions n’ont jusqu’à l’heure actuelle pas rencontré le succès escompté par les législateurs nationaux. Il n’y a donc aujourd’hui pas de cadre juridique uniforme et global pour reconnaître le connaissement électronique comme un titre négociable[60].

 

Il découle de ce qui précède que seuls des mécanismes contractuelles et sans « garantie juridique » peuvent être envisagés. Des initiatives en ce sens ont été prises dans le but de mettre au point des systèmes permettant de transférer en toute sécurité les droits sur les marchandises par le biais de messages électroniques, dits EDI (Electronic Data Interchange). Les premières tentatives notamment le SeaDocs Registry et le Cargo Key Receipt furent des échecs[61].

 

En 1990, le Comité Maritime International (CMI) a adopté des règles sur les connaissements électroniques. Il s’agit toutefois d’un système purement contractuel, ces règles n’ayant pas force de loi (règle 1).

 

La principale caractéristique de ces règles réside dans le fait que le transporteur envoie au chargeur un document électronique contenant des informations similaires à un connaissement sur papier (règle 4 a)). L’endossement de ce connaissement dématérialisé se fait à l’aide d’un code secret ou « clef confidentielle », qui est propre à chaque détenteur et intransmissible (règle 8 a)). Seul le titulaire de cette clé est en mesure de réclamer la livraison de la marchandise, de désigner le destinataire, de transférer les droits sur la marchandise et de donner des instructions au transporteur (règle 7 a)). Le détenteur se trouve ainsi dans la même position que s’il avait été en possession d’un connaissement original.[62]

 

Les règles du CMI, bien que séduisantes, n’ont toutefois pas été largement soutenues par les professionnels de la branche. Elles ont notamment fait l’objet de critiques liées à l’absence de disposition spécifique sur la transmission des droits du contrat de transport au destinataire et à l’absence de tout système de sécurité dûment spécifié. Par ailleurs, des doutes ont été exprimés quant à la règle 7 d) qui prévoit qu’un transfert électronique « a les mêmes effets qu’une transmission de ces droits en vertu d’un connaissement papier ». Comme il l’a été relevé ci-dessus, il apparaît en effet douteux que des parties puissent se soustraire contractuellement aux règles juridiques impératives de certains Etats interdisant l’endossement de titres par échange de données informatisées.[63]

 

*****

 

En 1999, un nouveau projet de connaissement électronique a vu le jour, le système BOLERO (Bill of Lading for Europe). Ce dernier, fondé sur les Règles du CMI, permet à ses utilisateurs (compagnies de transport, banques, transitaires, exportateurs, etc.) de communiquer entre eux par l’intermédiaire d’un registre central à l’aide de message EDI types. En clair, il s’agit d’une plate-forme sécurisée d’échange de documents électroniques. Les connaissements électroniques BOLERO se présentent sous une forme analogue aux connaissements traditionnels et possèdent exactement les mêmes fonctions (reçu des marchandises, preuve du contrat de transport et titre sur les marchandises). La clé de voute du système réside dans le registre des titres : ce dernier établit le contenu détaillé des connaissements et permet à chaque détenteur, grâce à un système sécurisé, de transférer les droits sur la marchandise à un autre utilisateur.[64]

 

Bien que BOLERO comporte de nombreux avantages en accélérant les transactions et en reproduisant les fonctions traditionnelles du connaissement papier, il reste d’un système fermé que seuls les abonnés peuvent utiliser. Il n’est en outre adopté que par un nombre limité de personnes et n’est opérationnel que si toutes les parties au contrat de transport sont membres de l’association. Enfin, de par sa sophistication, il est difficilement utilisable dans les pays du tiers monde.[65]

 

CONCLUSION

Le connaissement constitue la pièce maîtresse du contrat de transport maritime. Toutefois, au vu de l’accélération des échanges, il est considéré aujourd’hui comme un instrument lourd et inadapté à certaines situations. En particulier, la règle de présentation qui stipule que le transporteur ne doit livrer la marchandise que sur remise du connaissement paraît difficile à respecter. Certes, la pratique a imaginé diverses solutions pour pallier à ce problème comme par l’émission d’une lettre de garantie au déchargement ou d’une lettre de transport maritime. Ces mécanismes ont toutefois montré leurs limites et ne peuvent intégralement se substituer au connaissement.

 

Sans doute, le salut proviendra-t-il de la mise en place d’un véritable connaissement électronique. D’importants problèmes se dressent néanmoins. En particulier, il n’y a à l’heure actuelle aucune harmonisation ni consensus sur un système sécurisé d’EDI, seuls des mécanismes contractuels et limités sont disponibles (par exemple BOLERO). En outre, la négociabilité du connaissement constitue un obstacle de taille aux substituts électroniques. En effet, nombre de pays ne reconnaissent pas le connaissement électronique comme titre négociable.

 

Si certains états, comme la Corée du Sud récemment, ont intégré le connaissement électronique dans leur législation interne, beaucoup d’Etats comme Singapour ou le Royaume Uni n’ont pas encore fait le pas[66]. Il reste donc un long chemin à parcourir.

 

L’entrée en vigueur des Règles de Rotterdam, qui contiennent des dispositions spécifiques sur le connaissement électronique (chapitre 3), permettront peut-être de donner à ce dernier un nouveau départ.

 

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[1] ADYEL Karim, L’importance des fonctions du connaissement dans les opérations de commerce international par mer, http://www.legavox.fr/blog/docteur-karim-adyel/importance-fonctions-connaissement-dans-operations-3272.htm.

[2] BONASSIES Pierre, SCAPEL Christian, Droit maritime, 2ème édition, L.G.D.J 2010, p. 669; DAVIES Martin, DICKEY Anthony, Shipping Law, Third edition, Lawbook CO. 2004, p. 165-166.

[3] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 670; DAVIES, DICKEY op. cit., p. 165.

[4] BONASSIES, SCAPEL, ibid.

[5] Sanders Brothers v Maclean & Co [1883] 11 QBD 327.

[6] DAVIES, DICKEY, op. cit., p. 262; DEBATTISTA Charles, Bills of lading in Export Trade, Tottel 2009, p. 26-27.

[7] DEBATTISTA, op. cit., p. 27.

[8] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 671; DAVIES, DICKEY, op. cit., p. 262; GIRVIN Stephen, Carriage of goods by sea, Second edition, Oxford 2011, p. 142.

[9] DEBATTISTA, op. cit., p. 37-38.

[10] DEBATTISTA, op. cit., p. 29.

[11] The Stettin (1889) 14 PD 142 in GIRVIN op. cit., p. 144.

[12] DEBATTISTA, op. cit., p. 30-32.

[13] CHAN Felix W. H., NG Jimmy J. M., WONG Bobby K. Y., Shipping and logistics law (Principles and Practice in Hong Kong), Hong Kong University Press 2002, p. 229-237.

[14] JI Mac William Co Inc v Mediterranean Shipping Co SA (The Rafaela S) [2005] UKHL 11.

[15] Voss v APL Co Pte Ltd [2002] 2 Lloyd’s Rep 707, at [33] in GIRVIN op. cit., p. 151.

[16] Carewins Development (China) Ltd v Bright Fortune Shipping Ltd [2009] 3 HKLRD 409.

[17] Beluga Shipping GmbH & Co v Headway Shipping Ltd [2008] FCA 1791.

[18] Arrêt de la Cour de Cassation n° 891 du 19 juin 2007.

[19] DAVIES, DICKEY op. cit., p. 168.

[21] WILSON John F, Carriage of goods by sea, seventh edition, Pearson 2010, p. 158.

[22] GIRVIN, op. cit., p. 143.

[23] DEBATTISTA, op. cit., p. 39.

[24] SA Sucre Export v Northern River Shipping Ltd (The Sormovskiy 3068), [1994], 2 Lloyd’s Rep 266.

[25] Sze Hai Tong Bank Ltd v Rambler Cycle Co Ltd [1959] AC 576 (PC); AIKENS Richard, LORD Richard, BOOLS Michael, Bills of lading, Informa 2006, London, p. 99.

[26] CHAN, NG, WONG, op. cit., p. 231; GIRVIN, op. cit., p. 157-158; HILL Christopher, Maritime Law, sixth edition, LLP 2003, p. 254.

[27] Nissho Iwai (Australia) Ltd v Malaysian International Shipping Corp Berhad [1989] 167 CLR 219; HILL, op. cit., p. 255; AIKENS, LORD, BOOLS, op. cit., p. 93.

[28] Motis Exports Ltd v Dampskibsselskabet AF 1912 [2000] 1 Lloyd’s Rep 211 (CA); Sze Hai Tong Bank Ltd v Rambler Cycle Co Ltd [1959] AC 576 (PC); DAVIES, DICKEY, op. cit., p. 262-263; GIRVIN, op. cit., p. 149.

[29] Motis Exports Ltd v Dampskibsselskabet AF 1912 [2000] 1 Lloyd’s Rep 211 (CA); HILL, op. cit., p. 255.

[30] Motis Exports Ltd v Dampskibsselskabet AF 1912 [1999] 1 Lloyd’s Rep 837; Trafigura Beheer BV v Mediterranean Shipping Co SA (The Amsterdam) [2007] 2 Lloyd’s Rep 622; GIRVIN, op. cit., p. 145; FAYE, op. cit., p. 23; WILSON, op. cit., p 155.

[31] Arrêt du 22 novembre 1996 de la Cour d’Appel de Paris, Société Autorex France c/ Société Galion, BTL 1997, p. 199; FAYE, op. cit., p. 22.

[32] WILSON, op. cit., p. 157.

[33] WILSON, op. cit., p. 157.

[34] Kuwait Petrolum Corporation v I&D Oil Carriers Ltd (The Houda) [1994] 2 Lloyd’s Rep. 541 (CA).

[35] HILL, op. cit., p. 254.

[36] Pacific Carriers Ltd v BNP Paribas [2004] HCA 35; Kuwait Petrolum Corporation v I&D Oil Carriers Ltd (The Houda) [1994] 2 Lloyd’s Rep. 541 (CA); Arrêt de la Cours de Cassation du 22 Mai 2007, JCP G n°30, 25 Juillet 2007 (France).

[37] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 710-711; FAYE, op. cit., p. 65-67.

[38] FAYE, op. cit., p. 67.

[39] The Stone Gemini [1999] 2 Lloyd’s Rep 255. Arrêt de la Cour de Cassation du 17 juin 1997, pourvoi N° 95-13895, Legifrance.

[40] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 710-711.

[41] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 710.

[42] HILL, op. cit., p. 254.

[43] The Stone Gemini [1999] 2 Lloyd’s Rep 255; SA Sucre Export v Northern River Shipping Ltd (The Sormovskiy 3068) [1994] 2 Lloyd’s Rep 266.

[44] GIRVIN, op. cit., p. 156.

[45] FAYE, op. cit., p. 56.

[46] WILSON, op. cit., p. 158.

[47] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 673.

[48] BONASSIES, SCAPEL, ibid; WILSON, op. cit., p. 159.

[49] DEBATTISTA, op. cit., p. 40-41, MAJSTOROVIC Solenne, La livraison sans connaissement, http://www.univ-lehavre.fr

/enseign/fai/guenole/majstororovic.pdf, p. 78-79.

[50] DEBATTISTA, op. cit., p. 42-44; WILSON, op. cit., p. 159-160.

[51] WILSON, op. cit., p. 160.

[52] DEBATTISTA, op. cit., p. 41; WILSON, op. cit., p. 159.

[53] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 673.

[54] MAJSTOROVIC, op. cit., p. 82; WILSON, op. cit., p. 160.

[55] BONASSIES, SCAPEL, op. cit., p. 673; FAYE, op. cit., p. 78-79.

[56] CONFERENCE DES NATIONS UNIES SUR LE DEVELOPPEMENT, Rapport du 31 juillet 2001 sur le commerce électronique et les services de transports internationaux, http://www.unctad.org/fr/docs/c3em12d2.fr.pdf, p. 15; GIRVIN, op. cit., p. 197.

[57] WILSON, op. cit., p. 166.

[58] AIKENS, LORD, BOOLS, op. cit., p. 35-36 ;CONFERENCE DES NATIONS UNIES SUR LE DEVELOPPEMENT, op. cit., p. 19; GIRVIN, op. cit., p. 200-201.

[59] GIRVIN, op. cit., p. 198.

[60] CONFERENCE DES NATIONS UNIES SUR LE DEVELOPPEMENT, op. cit., p. 20.

[61] GIRVIN, op. cit., p. 201-202.

[62] GIRVIN, op. cit., p. 203-205.

[63] CONFERENCE DES NATIONS UNIES SUR LE DEVELOPPEMENT, op. cit., p. 21; GIRVIN, op. cit., p. 205.

[64] CHAN, NG, WONG, op. cit., p. 237-243 ; COMMISSION DES NATIONS UNIES POUR LE DROIT COMMERCIAL INTERNATIONAL, Annuaire, Volume XXXII : 2001, Publication des Nations Unies 2001, p. 311-313.

[65] WILSON, op. cit., p. 170-171.

[66] Ces deux Etats se sont toutefois réservés cette possibilité dans leur droit interne (Section 1(5) Bills of Lading Act et Carriage of Goods by Sea Act).

 

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