Coronavirus: Dois-je continuer à payer le loyer de mon entreprise?

Faut-il payer le loyer suite à la décision du Conseil fédéral de fermer les commerces?
Les commerçants peuvent-ils être libérés de verser le loyer à cause du coronavirus?

Introduction

De nombreux commerçants en Suisse se posent aujourd’hui la question de savoir s’ils doivent continuer à payer leur loyer alors que leur entreprise est fermée – au minimum – jusqu’au 19 avril 2020, suite à l’entrée en vigueur de l’Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (COVID-19) du Conseil fédéral.

En effet, depuis le 17 mars 2020, tous les restaurants, bars, magasins, musées, bibliothèques, cinémas, salles de concert, théâtres, casinos, centres sportifs et de fitness, etc. ont été fermés, à l’exception notamment des magasins d’alimentation, des établissements de santé, des banques et des stations-service.

Cette question est d’autant plus légitime que cette mesure pourrait vraisemblablement se prolonger dans le temps.

Bien que des tractations soient actuellement en cours à Berne entre les milieux concernés (ASLOCA, régies, associations de défense des propriétaires, etc.), force est d’admettre que sous l’angle juridique la réponse est « oui » ! Les commerçants locataires doivent continuer de payer le loyer relatif à leur local commercial, même s’ils ne peuvent pas l’exploiter. Bien entendu, compte tenu de la situation actuelle, on ne peut qu’encourager les bailleurs à faire un geste en faveur des locataires comme c’est le cas actuellement en Ville de Genève.

En effet, afin de bien comprendre la situation, il convient de revenir à l’essence même de la notion juridique de « contrat de bail à loyer commercial ».

Remarques générales sur le bail à loyer

L’article 253 du Code des obligations suisse indique que le bail à loyer est un contrat par lequel le bailleur s’oblige à céder l’usage d’une chose au locataire, moyennant un loyer. Le bail à loyer n’entraîne ainsi qu’une cession par le bailleur au locataire de l’usage de la chose louée.

En d’autres termes, lors de la remise des locaux, le bailleur doit mettre ceux-ci à disposition du locataire conformément à l’usage convenu. Celui-ci en devient possesseur et bénéficie des droits attachés à la possession (article 926 à 929, 679 et 684 CC). Pendant, toute la durée du bail, le bailleur doit ensuite garantir au locataire un usage exclusif et sans trouble de la chose louée. En revanche, le bailleur ne garantit pas, sauf accord contraire des parties, la perception des fruits (usufruit) de la chose louée par le locataire.

S’agissant de l’usage convenu, les locaux doivent être conforme par rapport à leur destination (habitation, bureau, restaurant, discothèque, cabinet médical, etc.), aux modalités de leur utilisation (cercles des utilisateurs, intensité de l’usage, etc.) et certaines qualités promises (vue, absence de bruit, pas de concurrents dans l’immeuble, etc.).

Lorsqu’un local est loué à usage commercial, il va de soi que le locataire doit pouvoir y exercer son activité commerciale et que les locaux doivent dès lors présenter les propriétés et les standards minimaux attendus par un locataire placé dans la même situation (même activité, etc.). Ainsi, le bailleur doit notamment respecter toute prescription de droit public qui s’adresse à lui et qui permet techniquement l’usage des locaux dans le but convenu. En revanche, le bailleur n’est pas responsable des fruits que le locataire est en mesure de percevoir de l’utilisation de la chose.

Premier constat : malgré la décision des autorités de fermer certains commerces, le locataire n’est pas privé de la possession des locaux dans la mesure où il dispose toujours de la maîtrise de fait sur la chose. En d’autres termes, il est toujours en mesure de pénétrer dans les locaux et de techniquement les utiliser conformément à leur usage. Il ne peut certes plus en tirer les fruits mais ce fait n’est pas de la responsabilité du bailleur. Partant, dans la mesure où il n’y a pas de trouble de la possession et que les locaux répondent toujours à leur usage, on ne peut considérer qu’il y ait une mauvaise exécution du contrat de bail à loyer par le bailleur.

La situation serait ici différente si le locataire était empêché d’entrer dans les locaux suite à une décision d’une autorité par exemple (immeuble dangereux, etc.) ou si le locataire ne serait plus en mesure de les exploiter en raison d’un défaut d’autorisation d’activité commerciale fondée sur une norme publique destinée au bailleur (par exemple, les locaux ne pourraient plus être techniquement utilisés faute d’un système de protection incendie adéquat).

Passons maintenant en revue les diverses exceptions qu’un locataire pourrait soulever afin de ne plus payer le loyer en raison du coronavirus (Covid-19).

Loyer et défauts de la chose louée (article 259d CO)

Il s’agit là de l’argument principal mis en avant notamment par l’ASLOCA pour refuser de verser le loyer.

La chose louée est défectueuse lorsqu’elle n’est pas ou plus appropriée à l’usage convenu. La jurisprudence et la doctrine font état d’une classification des défauts : les défauts matériels (par exemple une infiltration d’eau ou du bruit), les défauts de nature juridique (par exemple la prétention d’un tiers sur la chose louée, l’absence d’autorisation administrative liée à un refus de changement d’affectation d’un appartement en bureau), les défauts économiques (par exemple l’impossibilité de réaliser le chiffre d’affaires contractuellement garanti, la présence d’un concurrent dans l’immeuble en violation d’une promesse de non-concurrence) ou un défaut de nature idéale (par exemple une atteinte à la bonne réputation de l’immeuble).

Certains non-juristes auront tendance à immédiatement faire le lien entre la fermeture de leur local commercial et la notion « d’absence d’autorisation administrative » et partant d’imputer la situation du coronavirus (Covid-19) à un défaut juridique.

Il convient donc de préciser ce point.

Le Tribunal fédéral a rendu un arrêt 4A_208/2015 en date du 12 février 2015. En substance, il a estimé que le locataire pouvait légitimement attendre de la bailleresse que les locaux loués disposent des issues de secours exigées par les normes administratives pour une capacité d’accueil de 150 personnes. Or, dès la délivrance de la licence du 9 mars 2009, il s’est avéré que l’unique sortie de secours de l’établissement ne répondait plus à ces exigences. Contrairement à ce que la cour cantonale avait admis, il fallait dès lors reconnaître que la chose louée était affectée d’un défaut, qui s’était concrétisé lors de l’octroi de la nouvelle licence.

Une telle jurisprudence n’est pas applicable dans notre cas d’espèce. En effet, dans la jurisprudence précitée, il a été retenu qu’il y avait un défaut juridique par rapport à l’usage convenu par les parties. Dans la situation actuelle du coronavirus (Covid-19), le bailleur a remis l’usage au locataire d’un local commercial parfaitement exploitable, conforme à sa destination selon les termes du contrat de bail.

En conséquence, les mesures prises par le Conseil fédéral de fermer les commerces durant une période d’environ 30 jours ne peut être qualifié de « défaut ». En effet, le bailleur n’est en aucun cas responsable d’une impossibilité pour le locataire de tirer les fruits de la location, si les locaux ont été remis conformément à l’usage prévu et qu’il n’y a pas de trouble de la possession. En l’espèce, le locataire est toujours techniquement en mesure d’exploiter les locaux conformément à leur destination.

Le locataire ne peut donc en aucun cas invoquer à l’encontre du bailleur un défaut de la chose louée pour refuser de payer le loyer.

Loyer et cas de force majeur

Le coronavirus (Covid-19) peut-il être qualifié d’un cas de force majeure en droit Suisse pour refuser de payer le loyer ? Cette question n’a pas encore été tranchée par les tribunaux suisses. Toutefois, la force majeure se définit comme étant un événement extérieur, extraordinaire, imprévisible, d’une violence insurmontable, entraînant la violation d’une obligation. Ainsi, l’épidémie du coronavirus (Covid-19) semble parfaitement correspondre à cette définition.

Le cas de force majeure est concrétisé en droit suisse, par l’article 119 CO, soit « l’impossibilité d’exécution ». Ainsi, l’obligation s’éteint lorsque l’exécution en devient objectivement impossible (ni le débiteur, ni personne d’autre ne peut fournir la prestation) par suite de circonstances non imputables au débiteur (ici le bailleur). Cette disposition régit l’impossibilité subséquente, par opposition à l’impossibilité originaire, qui rend le contrat nul en vertu de l’article 20 al.1 CO. Aussi, celle-ci peut être aussi bien matérielle (décès d’un cheval dont le débiteur devait assurer l’entretien et le dressage) que juridique (interdiction d’exportations qui empêche le débiteur de fournir la prestation).

La cause de l’impossibilité peut également n’être que passagère comme c’est le cas en matière de droit du travail et de maladie de l’employé (application de l’article 324a CO en tant que concrétisation de l’article 119 al. 3 CO). L’employé ne peut ici définitivement pas travailler (impossibilité d’exécuter sa prestation de travail) mais la cause de l’impossibilité (la maladie) n’est que passagère. Pour l’application de l’article 119 CO, seule l’impossibilité de l’exécution de la prestation doit être définitive.

Lorsque les conditions sont remplies, les obligations réciproques des parties s’éteignent et chacune des parties est libérée de ses obligations envers l’autre (article 119 al. 2 CO). Les parties entrent ainsi dans un rapport de liquidation du contrat. Cette situation pose bien évidement des problèmes en matière de contrats de durée, comprenant des obligations à exécution continue (bail à loyer, contrat de travail, etc.). La doctrine estime dans cette hypothèse que l’impossibilité n’affecte que l’échange ou le moment particulier dans lequel celle-ci s’inscrit et n’empêche pas les échanges ultérieurs (application de la théorie de l’impossibilité partielle avec réduction à la prestation encore possible).

En d’autres termes, si l’on retient l’application de l’article 119 CO, cela signifierait que le bail à loyer est suspendu jusqu’à la fin de l’impossibilité et que le locataire n’aurait plus à verser le loyer au bailleur pendant la durée de l’épidémie.

En l’espèce, il convient en premier lieu de déterminer s’il y a impossibilité objective du bailleur d’exercer sa prestation. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, nous estimons qu’il n’y pas perte de la possession et de l’usage des locaux sur la base de la décision des autorités de fermer les commerces dans le cadre du coronavirus (Covid-19). En effet, comme déjà indiqué, la prestation du bailleur n’inclut pas l’obligation que le locataire soit en mesure de tirer les fruits de la location dans la mesure où les locaux sont exploitables conformément à leur destination et qu’il n’y pas de trouble de la possession. Il y a certes impossibilité pour le locataire de tirer profit des locaux, mais celle-ci n’est pas liée à une impossibilité de prestation du bailleur.

La question pourrait éventuellement se poser sous un angle différent dans la situation où un locataire serait bloqué en France en raison du confinement et de la fermeture des frontières et aurait loué un appartement en Suisse pour les vacances de Pâques. Le bailleur serait alors dans l’impossibilité objective initiale de lui remettre la possession des locaux (sous réserve d’admettre que la mise à disposition des clés par le bailleur suffirait). Ce problème ne se pose évidemment pas dans la plupart des situations actuelles liées au coronavirus (Covid-19), dans la mesure où les locataires sont déjà en possession des locaux.

S’agissant du locataire, la doctrine est unanime pour considérer que l’insolvabilité ou le manque d’argent ne tombe jamais sous le coup de l’article 119 CO.  En effet, la prestation du locataire est une dette d’argent, donc d’une chose de genre qui ne peut pas être impossible à exécuter.

Partant, force est d’admettre que les mesures prises par le Conseil fédéral en lien avec le coronavirus (Covid-19) ne permettent pas de retenir une impossibilité objective subséquente de l’une ou l’autre des parties en matière de bail à loyer. Partant le loyer est du sur cette base.

Loyer et imprévision/exorbitance

A côté des règles sur l’impossibilité, il est envisageable de modifier un contrat dont l’exécution resterait possible, mais dont elle serait rendue trop onéreuse ou difficile à la suite d’un changement de circonstances imprévisibles, ce que l’on désigne par l’expression « clausula rebus sic stantibus ».

La clausula ne peut être invoquée que pour un changement exceptionnel, imprévisible et inévitable causant un déséquilibre durable et particulièrement grave du contrat, qui survient postérieurement à la conclusion. La poursuite de l’exécution du contrat par la partie avantagée conduirait alors à une « exploitation usuraire », prohibée par les règles de la bonne foi et/ou l’interdiction de l’abus de droit. Il n’est toutefois pas nécessaire que la survie économique de la partie défavorisée soit mise en péril.

Le coronavirus (Covid-19) engendre typiquement une situation dans laquelle l’exécution du contrat de bail à loyer reste possible mais est exorbitante pour le locataire.

En droit du bail, la théorie de l’imprévision est concrétisée par l’article 266g CO (« congé extraordinaire pour justes motifs »). Ainsi, si pour de justes motifs, l’exécution du contrat devient intolérable pour une partie, celle-ci peut résilier le bail à n’importe quel moment, en observant le délai de congé légal. Les justes motifs peuvent notamment résider dans la situation générale (par exemple une grave crise économique), en la personne du bailleur ou du locataire (par exemple en cas de retrait non fautif d’une autorisation de commerce, une modification fondamentale et durable de la situation économique du locataire (en cas de chômage par exemple), étant précisé que des difficultés passagères ne suffisent pas).

Ainsi, les justes motifs doivent être durables. Des événements passagers, bien que graves, ne sauraient fonder une résiliation anticipée.

Or, comme mentionné ci-dessus, l’Ordonnance 2 Covid-19 du Conseil fédéral est pour l’instant une décision de nature provisoire. Un congé donné pour justes motifs, une adaptation du loyer ou du contrat ne saurait donc être opposé au bailleur ou décidé par le juge en l’état (application de l’article 266g CO par analogie).

Conclusion

Après avoir passé en revue les diverses bases légales applicables en matière de bail à loyer, nous estimons que le locataire commercial ne peut pas renoncer sur une base unilatérale au paiement du loyer, malgré la situation exceptionnelle provoquée par le coronavirus (Covid-19) et la détresse dans laquelle se trouve certains commerces.

Cela ne signifie pas que la situation juridique actuelle soit satisfaisante, au contraire.

En date du 27 mars 2020, afin d’apaiser la situation, le Conseil fédéral a porté de 30 à 90 jours le délai prévu à l’article 257d al. 1 CO, pour s’acquitter du terme dans le cas de baux d’habitations et de locaux commerciaux pour les locataires en retard de paiement du fait de mesures ordonnées par les autorités pour lutter contre le coronavirus (Covid-19). La prolongation du délai s’applique aux termes et aux frais accessoires échéant entre le 13 mars et le 31 mai 2020.

Si c’est un début, nous estimons que cette mesure ne va pas assez loin. Il semblerait équitable qu’en ces temps difficiles, le bailleur prenne à sa charge la moitié du loyer pendant la durée de l’épidémie du coronavirus (Covid-19). Cette solution équitable permettrait de renvoyer dos-à-dos les associations de défense des locataires et des bailleurs. Cela permettrait en outre d’éviter de porter un nombre incalculable de litiges devant les tribunaux ces prochains mois et d’éviter des expulsions injustifiées.

Enfin, quelques mots sur l’avis de droit publié en date du 23 mars 2020 par l’ASLOCA, représentant des locataires.

Selon cet avis de droit, le locataire commerçant devrait être dispensé « selon les cas (…) de payer son loyer ou de le payer en totalité, aussi longtemps que l’Ordonnance 2 COVID 19 du 13 mars 2020 est en force et lui interdit, totalement ou partiellement, d’exercer son activité commerciale dans les locaux loués ».

L’avis de droit de l’ASLOCA invoque les dispositions sur les défauts de la chose louée (art. 259d CO), l’impossibilité subséquente d’exécution (art. 119 CO), la notion d’exorbitance (art. 97 al.1 CO) et l’adaptation du contrat par le juge.

Par honnêteté intellectuelle, les auteurs de cet avis de droit ont reconnu que leur argumentation basée sur l’impossibilité subséquente d’exécution (art.119 CO) et sur la notion d’exorbitance est susceptible d’engendrer une controverse juridique. En particulier, s’agissant de l’exorbitance, nous relèveront que l’association se contredit puisqu’elle fonde l’exonération du locataire de payer le loyer sur la base de l’article 97 al. 1 CO (qui traite de l’impossibilité d’exécution objective fautive mais également subjective selon l’ASLOCA, ce qui paraît contestable et qui devrait plutôt relever de la demeure), tout en relevant, à raison, au chapitre précédant traitant de l’impossibilité d’exécution objective non-fautive que l’exécution d’une dette d’argent n’est jamais impossible. Aussi, l’exorbitance ne relève pas de l’impossibilité objective/subjective d’exercer une prestation mais de la théorie de l’imprévision.

Pour le surplus, l’argumentation juridique de l’ASLOCA permettant d’arriver à la solution que le loyer n’est pas dû par les locataires repose sur les dispositions relatives aux défauts de la chose louée (art. 259d CO) et sur l’adaptation du contrat par le juge.

Or, comme nous l’avons démontré ci-dessus, aucun défaut de la chose louée ne peut être opposé au bailleur. Enfin, comme nous l’avons également expliqué, la théorie de l’imprévision est concrétisée en droit suisse à l’article 266g CO. Or, cette base légale n’est applicable que dans la mesure où les justes motifs sont durables, ce qui n’est en l’état pas le cas.

Les conclusions auxquelles arrivent l’avis de droit de l’ASLOCA ne sont donc – à notre sens – juridiquement pas fondées et ne devraient pas être suivies par le Conseil fédéral.

Nous demeurons bien entendu à votre disposition pour toutes questions en matière de droit du bail.

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